La mèche
Certains sont éduqués pour
affronter la vie. Et d'autres pas. Jean-Michel, qui observait ce matin dans le
miroir son visage devenu ridé et flasque, faisait partie de la seconde
catégorie. Choyé par une mère possessive et castratrice, ayant l'autorité absolue
sur un père effacé et chétif qu'il avait peu connu – il était mort d'une
septicémie, l'année de ses six ans - elle était son monde et le faisait tourner
pour lui. Depuis son décès, il y a huit ans, il devait l'affronter seul et
cela, pour l'enfant timide et mal dans sa peau qui se terrait dans cette
carcasse quinquagénaire, générait quelques angoisses. Les angoisses chez lui,
c'était comme les maîtresses pour certains, il n'avait pas envie de les avoir
tout le temps dans les pattes, mais il en avait besoin, ainsi, il les choyait
et entretenait le lien malgré lui. Elles comblaient en quelque sorte le vide de
son existence. En détaillant son faciès plutôt quelconque, il repensait aux
mots que sa mère lui serinait enfant : "Vraiment. J't'ai loupé. T'es aussi
moche que ton père. Je m'demande bien comment j'ai pu l'épouser celui-là.
Heureusement, tu as hérité de mes cheveux. Ils sont magnifiques tes cheveux mon
chéri. Il faudra en prendre soin" en passant sa main dans la toison brune,
souple et soyeuse de son fils blessé, qui refoulait alors ses larmes. Ce n'est
pas que cette femme était belle, mais elle le croyait fermement. Comme elle
était grande avec de longs cheveux bouclés et que les gens lui faisait souvent
remarquer, elle prenait cela comme gage de beauté, bien qu'elle ne posséda
aucune once d'élégance, ni de charme.
Cette fascination pour la
tignasse de sa progéniture, avait engendré précocement chez Jean-Michel une
obsession du cheveu impeccable : inconsciemment, elle était l'incarnation
physique du lien maternel, du cordon ombilical. Etant également la
cristallisation du peu d'estime qu'il avait de lui, il en avait toujours pris
un soin particulier, devenant un expert en shampoings, après shampoings,
masques, onguents, baumes, lotions, pommades, levure de bière et utilisateur
averti de remèdes de grand-mère à base d'argile verte, d’œufs, de vinaigre,
d'huiles de karité, d'amande douce et de ricin, de teinture de cantharide,
d'essences de lavande et de romarin.
Il était intarissable sur ce
sujet d'un ennui mortel pour une grande majorité de son entourage proche,
c'est-à-dire, depuis la disparition de sa mère, son voisin de palier et ses
deux collègues de l'imprimerie familiale dans laquelle il travaillait depuis
trente quatre ans. Par contre, il partageait cette marotte avec sa patronne qui
exposait sa chevelure cendrée dans un soleil rigide autour de son visage depuis
les années quatre-vingt. Elle gardait le secret sur la préparation qui
permettait de garder à l'horizontale, l'oblique et la verticale la trentaine de
centimètres de cheveux après le crêpage.
Il aurait pu devenir
coiffeur mais glisser ses doigts dans la chevelure d'autrui le dégoûtait. Il
aurait pu devenir l'ami d'un coiffeur mais qu'on lui touche les cheveux le
rendait irascible. Seule sa mère en avait l'autorisation, par conséquent c'est
elle qui lui avait coupé sa toison jusqu'à sa mort.
La suite, ne fut pas un
problème car au grand dam de Jean-Michel, le choc du décès maternel fut tel
qu'il fut frappé de calvitie, perdant sa belle chevelure en quelques semaines
par poignées. Ayant essayé toutes les techniques possibles -citées en amont, en
plus d'applications topiques à base de Minoxidil - même les plus improbables :
casque antichute acheté au téléachat, pour arrêter l'inévitable carnage pileux,
au bord du suicide, il invoqua Sainte-Thérèse - que sa mère priait chaque jour-
comme ultime recours. Celle-ci lui accorda une faveur en une mèche salvatrice,
située juste au dessus de l'oreille gauche. Sa vie ne tenait plus à un fil mais
à une mèche. C'est dire s'il s'y accrocha. Il la laissa pousser afin qu'un jour
elle puisse recouvrir son crâne. En attendant, il cacha son désert capillaire
par une casquette. Jamais il ne se serait abaissé à porter une chevelure
synthétique...