La non-légende urbaine


   Des petits rectangles. Des centaines de petits rectangles lumineux posés les uns sur les autres, avec pour chacun un balcon devant. Un minuscule balcon : il faut faire moins de trente-sept de pointure pour en profiter sans avoir une partie des pieds sur la barre de seuil en métal. C'est ce que l'on voit de cette cour. Toute la misère du monde logée dans trois barres d'immeubles autour de cette cour. Et autant de solitudes que d'appartements. Il fait nuit. Les petits rectangles s'animent. C'est comme un jeu. On regretterait presque que les gens ne s'éclairent pas avec des ampoules de différentes couleurs, pour passer d'un tableau bicolore à une représentation de Mondrian. Parfois certains s'éteignent, alors celui d'à côté se remplit d'une lumière pleine : Quelqu'un a changé de pièce ! Peut-être les Rodriguez s'apprêtent-ils à se coucher ? Il reste encore une faible lumière dans l'appartement: madame est dans la salle d'eau. La lumière s'éteint. Elle rejoint son mari, et quelques secondes plus tard, l'obscurité. Ils ne feront pas l'amour ce soir-là, comme tous les soirs depuis bientôt douze ans. Il y a aussi, au troisième du bâtiment B, ces curieuses lumières colorées qui clignotent. C'est l'appartement 308 : Mme Rustan. Atteinte d'Alzheimer, elle croit que c'est Noël tous les jours. Ces enfants n'ont pas eu le coeur à lui enlever le sapin. Et puis l'on voit quelques rectangles avec un halo vacillant. Ce sont ceux qui s'éternisent un peu devant la télévision, dans le noir pour économiser l'électricité : C'est bien la télévision! Cela permet de décompresser, de s'évader, de vivre par procuration des choses extraordinaires, extravagantes ou excitantes, d'oublier un instant que la vie c'est de la merde. Quand Pierre Dupont a passé un bon moment devant Kha-Kha-Lanta, exalté il dit à Jeanine : " Putain, c'est ça la vie! Il faut se battre pour survivre ". Et à elle de répondre : " T'as toujours été un Philostrophe mon chéri, c'est pour ça que je t'aime ". Et puis... les heures s'égrènent. Les rectangles jaune pâle s'effacent peu à peu, jusqu'à épouser totalement l'obscurité et demain matin, l'appartement 407 du bâtiment C ouvrira le bal...

  La nuit suivante est douce, une belle nuit de septembre, avec une légère bise qui pourrait être agréable si elle ne charriait pas les pestilences du local à poubelles, que l'odeur des pétards de deux jeunes traînards peine à couvrir. Le bal a commencé. Levez les yeux ! 
 
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